Dans un monde où les libertés semblent se restreindre plus qu'elles n'augmentent, rien de tel qu'un film pour rappeler aux citoyens du monde le pouvoir dont ils disposent. Dans Il reste encore demain, la réalité qui est représentée montre la liberté dont nous jouissons aujourd'hui, les difficultés rencontrées pour l'acquérir, et à quel point cette liberté est précieuse. Et à quel point il est important de se battre pour elle.
Bienvenue dans l'Italie post-fasciste, ravagée par la guerre et les politiques de Benito Mussolini, exécuté en place publique l'année précédant celle où l'intrigue du film prend place. Nous sommes en 1946, à quelques mois d'un des votes les plus importants de l'histoire de l'Italie, celui qui va décider de l'avenir politique du pays, qui doit choisir entre une démocratie ou une république pour le gouverner. Les 2 et 3 juin de cette année-là, quelque 23.5 millions d'électeurs iront voter lors d'un référendum institutionnel, de même que pour l'instauration d'une assemblée constituante, en vue d'un changement de régime. Au sein de ce grand bazar, Paola Cortellesi vient livrer un récit touchant et puissant. Celui d'une femme qui s'émancipe d'un foyer qui lui est hostile, toxique même, et qui participe à l'écriture du début d'un nouveau chapitre dans la grande histoire italienne.
Delia ne doit pas avoir loin de 50 ans, elle est mariée à Ivano, un mari violent, avec qui elle a eu 3 enfants, dont l'aînée, Marcella, qui est une pièce centrale du film. Dans ce foyer des années 40, une toute autre époque, Delia effectue toutes les tâches ménagères. Toutes. Elle nettoie, fait la cuisine, la vaisselle, range la table, s'occupe d'Ottorino, le père d'Ivano, et travaille la journée dans plusieurs lieux pour ramener de l'argent à la maison. En plus de cela, il paraît presque évident dans ce genre de contexte qu'elle n'est plus qu'un objet sexuel pour son mari, qui tire son coup le matin avant d'aller travailler, sans aucune réaction de la part de Delia, qui pense probablement devoir remplir son rôle de femme de cette manière. Ou subit cette situation. Ou n'a tellement plus la volonté de lutter et de protester qu'elle se contente de subir. Dans tous les cas, il faut dire les choses, elle est victime quotidiennement d'agression sexuelle de la part de son conjoint. En plus de cela, il est constamment violent avec elle, la bat dès qu'elle fait quelque chose d'un peu de travers. Difficile de voir un quelconque aspect positif dans cette relation et ce mariage qui ressemble tristement à tant d'autres.
La terrible réalité de la relation qui est dépeinte dans le film n'a que de rares aspects positifs, et il faut les chercher. Hormis une scène de danse, il n'y a aucun moment de complicité qui est montré au sein du couple. Et puis il y a aussi la présence malsaine et gênante d'Ottorino, le père d'Ivano, qui touche les fesses de sa belle-fille, encourage son fils à ne la frapper de manière très véhémente qu'une fois de temps en temps au lieu de le faire tous les jours, et maintient qu'il vaut mieux épouser sa cousine qu'une parfaite inconnue à la famille. Une toute autre époque. Au milieu de ce marasme, il y a ce soldat américain, William, que Delia a rencontré après qu'il a laissé tomber une photo de sa famille dans la rue. Celui-ci finit par remarquer les bleus sur les bras et le cou de Delia après plusieurs rencontres, lui proposant de l'aider, mais elle refuse. Elle est complètement enfermée dans cette relation, à l'époque, on ne divorce pas, et la violence quotidienne qu'elle subit n'a pas d'échappatoire, et toute tentative de s'en défaire pourrait résulter en encore plus de violence. Si quelques scènes du passé, où l'on voit Ivano et Delia être amoureux, sont montrées, elles sont rarissimes, et n'existent tout simplement plus dans le présent de l'intrigue. Mais en fin de compte, ce mariage toxique et violent n'est qu'une facette de l'intrigue et l'enjeu est ailleurs.
La situation maritale dans laquelle Delia se trouve n'est qu'un des aspects de cette espèce d'immense cage dans laquelle elle est enfermée. Il faudrait rajouter à cela sa condition de femme, payée différemment des hommes même en ayant plus d'expérience, celle de femme soumise à son mari, qui la fait passer pour une faible aux yeux de sa fille - qui va d'ailleurs s'embarquer dans la même situation que sa mère après s'être jurée de ne jamais finir comme elle -, et sa condition d'Italienne, placée sous l'autorité des Alliés et pas tout à fait libre de ses mouvements comme de ses décisions. À différentes échelles, Delia est prisonnière, mais tout le film sert un but : montrer la lente et difficile libération de cette femme de l'après-guerre. Alors, non, au bout du compte, Delia ne sera pas une femme complètement émancipée, libre de toute contrainte et de toute emprise, mais elle aura entamé son lent chemin vers la liberté, à la manière de ses compatriotes. Il y a une similitude entre Delia et l'Italie de cette époque dans la manière dont elles se libèrent de l'emprise d'un système passéiste pour aller vers une liberté nouvelle et encore inconnue. L'Italie n'avait plus connu de République depuis l'époque de l'empire romain, et va connaître la République sous sa forme actuelle pour la première fois à l'issue du référendum. Comme pour Delia, c'est une nouvelle liberté que le pays va découvrir. Delia incarne cette nouveauté de différentes façons.
Sa liberté se matérialise dans de multiples aspects tout au long du film. Elle va d'abord tenter de prendre une certaine indépendance financière durant l'histoire, en mettant de côté une partie de son salaire acquis durant la journée sans que son mari ne soit au courant. Le but de cette opération : avoir suffisamment d'argent pour acheter une robe de mariée neuve à sa fille, afin d'éviter qu'elle ne doive se marier dans la même robe que sa mère. Elle va également gagner une indépendance nouvelle avec la mort de son beau-père dont elle n'aura plus besoin de s'occuper, et qui était un réel poids pour elle, et ce jusqu'à la fin. L'intrigue se noue tout au long du film jusqu'au jour de la mort d'Ottorino, qui correspond au 2 juin 1946, premier jour du référendum. La mort de son beau-père va mener à l'organisation d'une veillée funèbre, empêchant Delia d'aller voter alors qu'elle en a le droit pour la première fois de sa vie. Les indices éparpillés durant le film pouvaient faire penser à une liaison amoureuse : une mystérieuse lettre, l'hypothèse d'une fuite vers le Nord, la proximité de Delia avec Nino, un mécanicien qu'elle connaît depuis longtemps et qui lui propose de fuir avec lui. Mais tous ces éléments pointent vers une seule chose, à savoir le vote, qui se fera pour la première fois à l'échelle nationale pour les femmes. Et malgré l'autorité totale de son mari sur elle, Delia s'en défait pour aller déposer son bulletin dans l'urne pour la première fois de sa vie. Alors que sa fille la jugeait, car elle se laissait faire, subissait son mariage, ne montrait aucun signe de révolte, celle-ci comprend au bout du compte qu'elle avait tort. La révolte de Delia est silencieuse mais diablement efficace et redoutable. Elle ne fait aucun bruit et agit dans l'ombre, mais à la fin elle montre bien tout son courage face à son mari, et prouve à sa fille qu'elle est bien plus forte que ce qu'elle n'a laissé voir. Et à la fin, celle qui s'émancipe ce n'est pas la jeune femme qui se volait révolutionnaire, mais bien sa mère, qui a décidé de prendre la liberté qu'on lui a donné. Elle aurait pu ne jamais y avoir droit, mais heureusement pour elle, il restait encore demain.