Bon. Voilà qui est dit. Mais comment dire ? Il y a tellement de choses à dire qu'on ne sait pas bien par quoi commencer. Le morceau est immense, presque trop pour un seul film, tant de sujets variés sont abordés et pourtant, et pourtant, il y a quelque chose qui fait qu'on n'a jamais l'impression que c'est trop. Tout est dosé, millimétré, calculé, tant et si bien que les deux heures et vingt minutes de film passent assez vite, suffisamment pour qu'on n'ait pas l'impression de s'ennuyer. En même temps, le spectacle qui est donné à voir vaut le détour. Voir le système capitaliste mis en exergue dans toute sa splendeur, avant que celui-ci ne s'effondre pour laisser la place à une forme de société primitive presque dictatoriale et le tout en un seul film qui part d'un premier plan où des mannequins qui passent un casting se font interviewer par un journaliste visiblement passionné par son métier, franchement il fallait le faire. Une ode à la chute du capitalisme donc ? Pas vraiment, c'est une idée intéressante mais ce serait trop minimiser ce que le film tente de faire et tous les éléments qui sont lancés. Ce film c'est un joyeux chaos, un bouillonnement qui va crescendo jusqu'à un éclat final, un point d'orgue que le chef d'orchestre n'arrête jamais véritablement, et qui laisse le spectateur suspendu à une note dont il aimerait entendre la fin, mais celle-ci ne vient jamais car c'est à lui de décider quand et comment elle se termine. La fin du film, on y reviendra, est la plus adéquate possible, le chef d'orchestre choisit le bon moment pour arrêter son récital et sa note sur une tension maximale, ce qu'il se passe ensuite, c'est au spectateur d'en décider. Passée cette introduction trop longue qui parle plus de musique que de cinéma, il est temps de rentrer dans le vif sujet, à savoir les sujets de société que ce film aborde et quelles leçons sur notre manière de vivre on peut tirer de ce visionnage, même si cela va bien au-delà de simples leçons et que c'est toute une réflexion systémique qui est engagée
Des femmes et des hommes
Mais bon sang qui doit payer l'addition au restaurant ? C'est la question soulevée au départ dans l'une des scènes inaugurales du film lorsque deux des protagonistes, Carl et Yaya, un couple, sont au restaurant et Yaya fait mine de ne pas avoir vu l'addition sur la table afin que Carl paie. Suite à cela s'ensuivent plusieurs discussions assez enflammées sur ce sujet, et qui soulèvent d'autres problèmes bien plus profonds que simplement le problème de l'homme qui paie au restaurant. Parce qu'au fond, Carl a raison, ce n'est pas une question d'argent, quand on veut faire plaisir à quelqu'un la question ne se pose même pas. Ici différents problèmes sont soulevés, il y a cette éternelle discussion autour de qui doit payer, traditionnellement c'était l'homme mais aujourd'hui les choses évoluent et changent donc ce débat n'a peut-être plus lieu d'être, paie qui veut payer ou bien chacun son tour mais il ne devrait pas y avoir d'obligation régie par une norme sociale qui décide de cela. Autre problème, celui du revenu, car que faire dans le cas présent où la femme gagne plus que l'homme, est-ce à celui qui gagne plus de payer ? Pourquoi celui qui gagne moins paie-t-il à chaque fois ? Est-ce un problème d'éducation, de norme ? Énormément de questions sont soulevées par cette simple discussion qui semble au départ bien innocente, mais Carl a raison ce n'est pas une question d'argent c'est une question de principe.
Le monde change et évolue, et c'est tant mieux sur certains points, alors chacun devrait pouvoir réussir à se défaire des stéréotypes qui l'entourent pour simplement être qui il veut être. C'est le fond de la discussion, savoir si cette manière d'être propre à chacun vient de la société qui formate ou bien est-ce naturel ? C'est même tout un système de valeurs auquel il faut réfléchir, ça va au-delà d'une simple norme sociale. C'est aussi savoir quelles sont les valeurs qui nous animent et nous font agir comme nous le faisons, c'est comprendre pourquoi l'homme devrait-il encore payer toujours aujourd'hui et réaliser qu'il n'y a pas vraiment de réponse valable, c'est essayer d'expliquer les raisons qui poussent une personne dans ses retranchements les plus profonds à tel point qu'on refuse d'admettre une mauvaise action qu'on est poussés à faire à cause d'un système qui nous enferme dans des comportements qui ne sont pas les nôtres. Tout cela est extrêmement complexe et technique, il n'y a pas de bonne ou de mauvaise réponse peu importe ce que disent les sociologues. Tout l'intérêt du film, c'est qu'il va soulever la question, poser les problèmes sur la table, et les arguments qui vont d'un côté ou de l'autre, réussir à aborder de nombreux aspects de la question en quelques lignes de dialogue, puis laisser le spectateur y réfléchir, c'est éducatif, ce n'est pas dictatorial.
Le matriarcat ?
Il est dangereux ce point d'interrogation tant il a l'air d'appeler une question qui ressemblerait plus à "Le matriarcat ? Vraiment ?". Rassurez-vous il n'en est rien et comme probablement personne n'arrivera jusqu'ici ce n'est pas bien grave. Plus sérieusement, le film amène cette idée de la possibilité d'un matriarcat, le mot est prononcé au cours de l'histoire d'ailleurs, et cela amène (encore) d'autres questions. L'idée n'est pas ici de savoir si la mise en place d'un matriarcat dans la société serait une bonne ou une mauvaise idée, déjà parce que je n'en sais rien. En plus, la mise en place d'un système de domination d'un sexe sur l'autre pour remplacer un système identique serait plus une forme de rétropédalage qu'autre chose mais c'est un autre débat. Et puis qu'est-ce que le sexe d'un humain aujourd'hui après tout ? Mais c'est encore une fois un autre débat. Il s'agirait de se recentrer. Bref, le matriarcat. Il y en a bien un qui est instauré au cours de la 3e partie du film (ces parties ne sont pas le fait de mon découpage mais de celui du réalisateur) qui se déroule sur l'île, et c'est un système qui fonctionne quelque peu. A cela près que la matriarche est autoritaire, soumet les hommes à son autorité, impose une forme de prostitution à l'un d'entre eux pour lui accorder sa confiance et accessoirement a des intentions de meurtre envers la copine de cet homme qu'elle a comme esclave sexuel. Mais bon, tous les systèmes ont des défauts et aucun dirigeant n'est parfait, n'est-ce pas ?
Blague à part, le système mis en place est clairement un matriarcat doublé d'une forme de méritocratie, la cheffe, c'est celle qui ramène le dîner, fait le feu, prépare à manger et veille sur tout le monde. Ses lieutenants, ce sont les femmes certes, mais celles-ci prouvent aussi qu'elles sont dignes de confiance, contrairement aux hommes qui volent la nourriture dans son dos et ne surveillent pas le feu alors que c'est la seule tâche qui leur est confiée. C'est une autre forme de société qui est donnée à voir, la deuxième du film (on va vite revenir sur la première), et cette société fonctionne dans une certaine mesure, mais c'est bien la nécessité d'une collaboration étroite entre chaque individu qui ressort et qui va permettre l'instauration d'un cadre de bon fonctionnement et d'un cadre détendu. Cela paraît presque idéaliste, vivre en communauté sur une île et se nourrir d'amour et d'eau fraîche. Bon, ce n'est évidemment pas cela qui est exposé dans le film, mais c'est une société primitive qui s'appuie sur les compétences de chacun pour fonctionner, avec à sa tête une cheffe toute puissante. Dans les questions sous-jacentes que cela pose, il y a donc la question de la possibilité de l'existence d'une société matriarcale, la question de la méritocratie aussi, et peut-être de manière un peu plus subtile, une façon de montrer que la démocratie ce n'est peut-être pas si mal quand on voit les dégâts causés à une si petite échelle par une dictatrice. En tout cas, la question est ouverte, mais il y a beaucoup à dire sur ce nouveau modèle sociétal assez archaïque, loin de nos habitudes, dont le fonctionnement ressemble presque à une sorte d'économie parallèle, basée sur des échanges de service ou du troc. Il y a beaucoup à dire sur ce matriarcat tout comme sur le patriarcat originel qui est exposé dans le film.
Les riches et les puissants d'abord
Le bateau coule, c'est à peu près le constat le plus évident qui puisse être fait du film. A la fois au sens littéral et au sens figuré. Nos protagonistes se rencontrent à peu près tous au cours d'une croisière sur laquelle ils sont pour des raisons diverses, et la dite croisière se retrouve embarquée dans une tempête sur laquelle on va revenir. Au sortir de la tempête, le navire est attaqué par des pirates et coule, ne laissant que quelques survivants qui vont ensuite se retrouver sur une île déserte. Voilà pour la partie littérale, pour ce qui est du sens figuré, on est servis. Sans prendre trop de risques, il est possible d'affirmer que la mer est le monde, et que le bateau est une sorte de représentation de cette bulle dans laquelle les plus riches se réfugient pour se protéger de tous les problèmes du monde. En extrapolant, la tempête c'est la misère, le changement climatique, la guerre etc, et les plus riches pensent pouvoir se protéger de tous les fléaux en s'isolant, sauf que cela ne marche pas. L'autre truc qu'on remarque, c'est que même quand les plus riches sont malades, ce sont toujours les employés du bateau qui nettoient derrière eux, comme quoi la fiction et la réalité...
Dans le film, tout le monde ou presque finit par tomber malade à cause de la tempête, preuve que la souffrance du monde finit toujours par nous atteindre, et que ne pas regarder n'est absolument pas un moyen d'y échapper, car dans le bateau on fait comme si la tempête n'existait pas, jusqu'à ce qu'on tombe malade. Les seuls finalement à ne pas vraiment tomber malade sont le capitaine du navire et un milliardaire russe. L'explication que j'ai à proposer de cela, c'est que ce sont les deux seuls qui ne font pas comme si rien ne se passait, qu'ils réfléchissent et font s'affronter leur vision du monde, que le dialogue est une solution et qu'être borné à son avis n'a rien de constructif. Au cours de la discussion qu'ont Thomas le capitaine, et Dimitry le milliardaire, deux visions du monde vont s'affronter et c'est peut-être une des scènes les plus surréalistes du film qui se joue sous vos yeux ébahis. Les voilà tous les deux dans la tempête qui commencent leur discussion en citant des auteurs qui sont des inspirations à leurs yeux, et qui finissent complètement saouls à raconter des blagues et lire des textes théoriques, le tout en criant cela dans le micro qui sert à faire les annonces à bord. Et les deux personnages font un peu comme tout le film, ils ne respectent pas les clichés, et cela est fait de manière très fine. Le capitaine, américain, citoyen du pays du capitalisme par excellence, s'avère être un fervent défenseur du marxisme, le milliardaire, russe, pays-terreau du communisme, est en fait un capitaliste comme on en a jamais vu (il récupère notamment le collier de diamants sur le corps de sa femme décédée, belle ambiance n'est-ce pas ?). Les deux s'affrontent dans une joute verbale (j'ai rien trouvé d'autre) de haute volée et c'est une partie de la solution aux problèmes que nous traversons, au-delà de l'action c'est la discussion, confronter des visions du monde et rester ouvert plutôt que se mettre des oeillères et foncer tout droit alors qu'autour, tout fout le camp. En fait, ça paraît tellement évident que c'est presque étonnant de voir l'incapacité qu'a ce groupe de gens à remettre en question sa vision du monde, mais cela serait au péril de trop de privilèges, il vaut mieux continuer à manger du caviar plutôt qu'aider son prochain.
L'ironie du sort
Enfin, et ce n'est pas l'aspect le moins important du film, on se retrouve face à des personnages qui viennent expérimenter ce que les autres vivent. Pour probablement la première fois de leur vie, ils se retrouvent à la place des gens qu'ils font souffrir, et leurs caprices, c'est ce qui va leur coûter leur vie ou leur argent à la fin. Deux des personnages ont par exemple fait fortune dans la vente d'armes, notamment de grenades et de mines anti-personnelles, ce que l'on découvre au cours d'une scène de dialogue assez surréaliste durant laquelle ils se plaignent des réglementations de l'ONU sur les mines, qui ont été je cite "un vrai coup dur" pour eux... L'ironie là-dedans, c'est que lorsque le bateau est attaqué par les pirates, une grenade est jetée sur le pont, le couple a le temps de la ramasser et de se rendre compte qu'il s'agit d'une des grenades fabriquées par leur entreprise avant que celle-ci n'explose, et que le bateau ne coule. Est-ce là le créateur vaincu par sa création ? En tout cas, c'est une manière pour le réalisateur Ruben Östlund de mettre les responsables des crimes de guerre à la place de leurs victimes, et de montrer les conséquences de leurs actes.
Un autre exemple de cela, c'est cette scène également surréaliste qui suit la tempête et la maladie de l'ensemble des passagers du navire. On assiste à une scène digne d'un film catastrophe. L'angle de caméra et la lumière de l'image font penser que c'est un secouriste avec sa lampe torche qui éclaire les rescapés d'un tsunami, alors que ce ne sont que de riches touristes qui sont tombés malades à cause du mal de mer. Mais l'image est très parlante. Même si ce n'est pas au même niveau que les survivants d'une catastrophe naturelle, c'est une façon, une fois de plus, de placer les plus riches dans la position des plus pauvres qui subissent les pires phénomènes naturels, qui s'aggravent ces dernières années, à cause du dérèglement climatique, qui est issu de la pollution humaine, principalement causée par les plus grandes entreprises du monde, qui sont dirigées par les personnes les plus riches du monde, qui se retrouvent typiquement sur ce genre de croisière... Marrant comme le tour du cercle est vite fait. Cette scène est peut-être aussi très ironique, dans le sens où elle montre que cette catégorie de la population va tout exagérer (une gastro par exemple) et placer ce "malheur" au même niveau que celui de ceux qui meurent à cause des ouragans ou de la montée des eaux, alors que ce n'est évidemment pas comparable, et qu'être malade à cause du mal de mer sur une croisière de luxe avec un peu de remous, ce ne sera jamais pire que devoir reconstruire sa vie après une catastrophe naturelle.
D'où, et ce sera le dernier point de cette petite revue, cette formule ironique qui revient de manière très régulière dans le film : "Nous sommes tous égaux." Elle s'affiche sur l'écran du défilé de mode au début du film avant d'être remplacée par "Un grand changement est en train d'avoir lieu... dans la mode." La formule revient aussi dans la bouche de Carl, dans celle de Paula, la responsable de l'équipage sur le navire et ainsi de suite. Ironique car évidemment fausse, le film passe son temps à contredire cette petite formule, et à montrer que dans un sens comme dans l'autre, personne n'est jamais vraiment égal, même lorsque le système est renversé une fois que les protagonistes se retrouvent sur l'île. Le système jugé discriminant et inégal n'est plus, mais il faut tout de même un leader, qui se trouve ainsi au-dessus des autres, et certains n'ont pas les mêmes droits que les autres, et donc l'inégalité revient. C'est probablement une façon de montrer que ces deux systèmes extrêmes ne fonctionnent pas, et qu'il faut chercher ailleurs une solution pour arriver à l'égalité. Pour ce qui est de l'ironie en tout cas, c'est une réussite, car on rit plus que l'on ne pleure durant le film, assez paradoxal vu que ce qui s'y déroule est atrocement réaliste, c'est aussi ça la force du cinéma. Maîtrisé du début à la fin, Sans filtre traîne un peu en longueur durant sa troisième partie mais on ne s'en plaint pas trop. Il y aurait encore eu tellement à dire, notamment sur la scène de fin, la façon dont tout le film est filmé, l'omniprésence de la superficialité au long de l'histoire, l'intriguant nom du film en anglais (Triangle of sadness) ou encore sur le choix des personnages qui ont survécu au naufrage du navire. Mais parfois il faut savoir s'arrêter et choisir ses combats. Ruben Östlund n'a pas vraiment fait cela, il s'est jeté dans tous ces combats à la fois à travers son art, avec courage, avec la manière, et ça donne quelque chose d'extrêmement incisif et drôle, mais terriblement d'actualité. A voir donc, à apprécier aussi, et à méditer surtout.